Le schisme humaniste.

Chapitre entier extrait de Homo deus. Dans la section du livre, il explique les 3 branches de l’humanisme. Il y a le libéral , le socialiste, et l’évolutionniste.

BEETHOVEN VAUT-IL MIEUX QUE CHUCK BERRY ?


Pour être sûr que nous comprenions bien les différences entre les trois branches humanistes, comparons quelques expériences humaines :

Expérience n° 1 : à l’Opéra de Vienne, un professeur de musicologie écoute l’ouverture de la Cinquième Symphonie de Beethoven : « Pa pa pa PAM ! » Alors que les ondes sonores frappent ses tympans, des signaux passant par le nerf auditif arrivent à son cerveau, et la glande surrénale inonde son système sanguin d’adrénaline. Ses battements de cœur s’accélèrent, son souffle s’intensifie, ses poils se dressent sur sa nuque, un frisson lui parcourt l’échine : « Pa pa pa PAM ! »

Expérience n° 2 : 1965. Une Mustang décapotable fonce à pleins gaz sur la Pacific Coast Highway qui va de San Francisco à Los Angeles. Le chauffeur, un jeune macho, met Chuck Berry à fond : « Go ! Go Johnny go ! » Alors que les ondes sonores frappent ses tympans, des signaux passant par le nerf auditif arrivent à son cerveau, et la glande surrénale inonde son système sanguin d’adrénaline. Ses battements de cœur s’accélèrent, son souffle s’intensifie, ses poils se dressent sur sa nuque, un frisson lui parcourt l’échine : « Go ! Go Johnny go, go, go ! »

Expérience n° 3 : au fond de la forêt humide congolaise, un chasseur pygmée est pétrifié. Du village voisin, il entend un chœur de jeunes filles chanter leur chant initiatique. « Ye oh, oh. Ye oh, eh. » Alors que les ondes sonores frappent ses tympans, des signaux passant par le nerf auditif arrivent à son cerveau, et la glande surrénale inonde son système sanguin d’adrénaline. Ses battements de cœur s’accélèrent, son souffle s’intensifie, ses poils se dressent sur sa nuque, un frisson lui parcourt l’échine : « Ye oh, oh. Ye oh, eh. »

Expérience n° 4 : une nuit de pleine lune dans les Rocheuses canadiennes. Un loup au sommet d’une colline entend hurler une femelle en chaleur. « Awoooooo ! Awoooooo ! » Alors que les ondes sonores frappent ses tympans, des signaux passant par le nerf auditif arrivent à son cerveau, et la glande surrénale inonde son système sanguin d’adrénaline. Ses battements de cœur s’accélèrent, son souffle s’intensifie, ses poils se dressent sur sa nuque, un frisson lui parcourt l’échine : « Awoooooo ! Awoooooo ! »

De ces quatre expériences, laquelle a le plus de valeur ? Les libéraux auront tendance à dire que les expériences du musicologue, du chauffard et du chasseur congolais ont toutes la même valeur et doivent être chéries au même titre. Chaque expérience humaine apporte quelque chose d’unique et enrichit le monde d’un sens nouveau. Les uns aiment la musique classique, d’autres le rock and roll, et d’autres encore préfèrent les chants africains traditionnels. Qui étudie la musique doit s’exposer au plus large éventail de genres possible et, en fin de compte, chacun peut aller sur iTunes, entrer son numéro de carte de crédit et acheter ce qui lui plaît. La beauté est dans l’oreille de l’auditeur, le client a toujours raison. Le loup, toutefois, n’est pas humain, et ses expériences sont donc bien moins précieuses. Voilà pourquoi la vie d’un loup vaut moins que celle d’un homme, et pourquoi il est parfaitement admis qu’on tue un loup pour sauver un humain. En fin de compte, les loups ne votent pas dans les concours de beauté et n’ont pas de carte de crédit.

Cette approche libérale se manifeste par exemple sur le disque d’or Voyager. En 1977, les Américains ont envoyé la sonde spatiale Voyager I dans un voyage à travers l’espace. Elle a maintenant quitté notre système solaire, devenant le premier objet artificiel à traverser l’espace interstellaire. Outre le matériel scientifique de pointe, la NASA a placé à bord le disque d’or en question, destiné à présenter la planète Terre aux aliens curieux qui pourraient rencontrer la sonde.

Le disque contient toute une série d’informations scientifiques et culturelles sur la terre et ses habitants ; des images et des voix ; et des douzaines de morceaux de musique du monde entier censés constituer un échantillon représentatif des œuvres artistiques terrestres. L’échantillon musical mêle, sans ordre évident, des pièces classiques, dont l’ouverture de la Cinquième Symphonie de Beethoven ; de la musique populaire contemporaine dont le « Johnny B. Goode » de Chuck Berry ; et de la musique traditionnelle du monde, dont un chant initiatique des jeunes Pygmées du Congo. Le disque contient aussi des hurlements canins, mais ils ne font pas partie de l’échantillon musical : ils sont plutôt relégués à une section qui comprend aussi les bruits du vent, de la pluie et des vagues. Le message destiné aux auditeurs potentiels d’Alpha Centauri est que Beethoven, Chuck Berry et le chant initiatique pygmée sont d’un mérite égal, alors que le hurlement du loup appartient à une tout autre catégorie.

Les socialistes conviendront probablement avec les libéraux que l’expérience du loup est sans grande valeur. En revanche, leurs attitudes envers les trois expériences humaines seront très différentes. Un vrai-croyant socialiste expliquera que la valeur réelle de la musique dépend non pas des expériences de l’auditeur individuel, mais de son impact sur les expériences des autres et de la société dans son ensemble. Comme disait Mao, « il n’existe pas, en réalité, d’art pour l’art, d’art au-dessus des classes, d’art détaché ou indépendant de la politique(12) ».

S’agissant d’évaluer les expériences musicales, les socialistes mettront donc l’accent sur le fait que Beethoven a écrit la Cinquième Symphonie pour un public d’Européens blancs de la haute société au moment même où l’Europe se lançait dans la conquête de l’Afrique. Sa symphonie reflétait les idéaux des Lumières, lesquels glorifiaient les hommes blancs de la classe supérieure et justifiaient la conquête de l’Afrique comme le « fardeau de l’homme blanc ».

Les musiciens noirs américains opprimés, feront valoir les socialistes, ont été les pionniers du rock and roll : ils ont puisé leur inspiration dans des genres tels que le blues, le jazz et le gospel. Dans les années 1950 et 1960, il a été détourné par l’Amérique blanche dominante et mis au service du consumérisme, de l’impérialisme américain et du coca-colonialisme. Le rock and roll a été commercialisé par des ados blancs privilégiés qui se le sont approprié dans leur fantasme petit-bourgeois de rébellion. Chuck Berry lui-même s’est incliné devant les diktats du mastodonte capitaliste. Alors qu’il chantait à l’origine l’histoire d’un « garçon de couleur qui s’appelle Johnny B. Goode », Berry a changé les paroles sous la pression des stations de radio blanches, pour parler désormais d’un « gars de la campagne qui s’appelle Johnny B. Goode ».

Quant au chœur de jeunes Pygmées congolaises, leurs chants initiatiques font partie d’une structure de pouvoir patriarcale qui lave le cerveau des hommes et des femmes pour qu’ils se conforment à un ordre sexuel oppressif. Et si un enregistrement d’un semblable chant initiatique se retrouve jamais sur le marché mondial, il ne sert qu’à renforcer les fantasmes coloniaux occidentaux sur l’Afrique en général et les Africaines en particulier.

Quelle est donc la musique la meilleure ? La Cinquième de Beethoven, « Johnny B. Goode » ou le chant initiatique des Pygmées ? L’État doit-il financer la construction d’opéras, de salles de rock and roll ou l’organisation d’expositions sur l’héritage africain ? Et quelle musique devons-nous enseigner dans les écoles et facultés ? Eh bien, ne me demandez pas à moi. Adressez-vous au commissaire chargé de la culture du parti.

Alors que les libéraux évoluent sur la pointe des pieds dans le champ de mines que sont les comparaisons culturelles, craignant de commettre un faux pas politiquement incorrect, et que les socialistes laissent au parti le soin de trouver le bon chemin pour traverser ce terrain miné, les tenants de l’humanisme évolutionniste y sautent allègrement, déclenchant toutes les mines et se réjouissant de la pagaille. Pour commencer, par exemple, par faire valoir que les libéraux et les socialistes établissent une frontière entre eux et les autres animaux, en admettant que les humains sont supérieurs aux loups et, par voie de conséquence, que la musique humaine a bien plus de valeur que les hurlements des loups. Pour autant, l’humanité n’est pas soustraite aux forces de l’évolution. De même que les hommes sont supérieurs aux loups, certaines cultures humaines sont plus avancées que d’autres. Il existe une hiérarchie sans ambiguïté des expériences humaines, et nous n’avons pas à nous en excuser. Le Taj Mahal est plus beau qu’une hutte de paille ; le David de Michel-Ange est supérieur à la toute dernière figurine d’argile de ma nièce de cinq ans ; et la musique que composa Beethoven est bien supérieure à celle de Chuck Berry ou des Pygmées congolais. Voilà, c’est dit !

Selon les humanistes évolutionnistes, quiconque prétend que toutes les expériences humaines ont chacune la même valeur est soit un imbécile, soit un lâche. Pareilles vulgarités et manque de courage ne sauraient conduire qu’à la dégénérescence et à l’extinction de l’humanité, le progrès humain se trouvant entravé au nom du relativisme culturel ou de l’égalité sociale. Si les libéraux ou les socialistes avaient vécu à l’âge de pierre, ils n’auraient probablement guère vu le mérite des peintures de Lascaux et d’Altamira, et auraient protesté qu’elles n’étaient aucunement supérieures aux gribouillages des Neandertal.

LES GUERRES DE RELIGION HUMANISTES

Initialement, les différences entre l’humanisme libéral, l’humanisme socialiste et l’humanisme évolutionniste paraissaient assez frivoles. Au regard des abîmes séparant toutes les sectes humanistes du christianisme, de l’islam ou de l’hindouisme, les conflits entre les diverses versions de l’humanisme étaient insignifiants. Tant que nous admettons tous que Dieu est mort, et que seule l’expérience humaine donne du sens à l’univers, importe-t-il vraiment que nous pensions que les expériences humaines sont toutes égales ou que certaines sont supérieures aux autres ? Alors que l’humanisme se lançait à la conquête du monde, ces schismes internes se sont creusés et ont fini par s’embraser dans les guerres de religion les plus meurtrières de l’histoire.

Dans la première décennie du XXe siècle, l’orthodoxie libérale avait encore confiance dans sa force. Les libéraux étaient convaincus que si les individus avaient un maximum de liberté pour s’exprimer et suivre leur cœur, le monde jouirait d’une paix et d’une prospérité sans précédent. Sans doute faudrait-il du temps pour démanteler les entraves des hiérarchies traditionnelles, des religions obscurantistes et des empires brutaux, mais chaque décennie verrait des libertés et des réalisations nouvelles, et nous finirions par créer le paradis sur terre. Dans les jours idylliques de juin 1914, les libéraux pensaient avoir l’histoire de leur côté.

À Noël 1914, les libéraux étaient en état de choc. Dans les décennies suivantes, leurs idées essuyèrent un double assaut de la gauche et de la droite. Pour les socialistes, le libéralisme était en fait la feuille de vigne d’un système implacable, exploiteur et raciste. À la place de la « liberté » tant vantée, il faut lire « propriété ». La défense du droit de l’individu à faire ce qui lui semble bon équivaut, dans la plupart des cas, à sauvegarder la propriété et les privilèges des classes moyennes et supérieures. À quoi bon la liberté de vivre où vous voulez quand vous ne pouvez payer le loyer ? D’étudier ce qui vous intéresse quand vous ne pouvez vous acquitter des droits d’instruction ? De voyager où il vous plaît quand vous ne pouvez acheter une voiture ? Sous le libéralisme, pour citer un mot fameux, tout le monde est libre de mourir de faim. Pis encore, en encourageant les gens à se considérer comme des individus isolés, le libéralisme les sépare de leurs camarades de classe et les empêche de s’unir contre le système qui les oppresse. Ce faisant, le libéralisme perpétue l’inégalité, condamnant les masses à la pauvreté et l’élite à l’aliénation.

Tandis que le libéralisme vacillait sous ce coup venu de la gauche, l’humanisme évolutionniste a frappé de la droite. Racistes et fascistes reprochèrent au libéralisme comme au socialisme de subvertir la sélection naturelle et de causer la dégénérescence de l’humanité. Et de mettre en garde : si l’on accordait à tous les êtres humains une valeur égale et des occasions égales de se reproduire, la sélection naturelle cesserait de fonctionner. Les plus aptes seraient submergés par un océan de médiocrité et, au lieu d’évoluer en surhommes, l’humanité s’éteindrait.

C’est ce que je pense.

De 1914 à 1989, une guerre de religion meurtrière fit rage entre les trois sectes humanistes, et le libéralisme commença par essuyer défaite sur défaite. Non seulement des régimes communistes et fascistes s’installèrent dans de nombreux pays, mais le noyau dur des idées libérales fut jugé au mieux naïf, voire carrément dangereux. Il suffit de donner la liberté aux individus et le monde connaîtra paix et prospérité ? Ouais, c’est ça.

La Seconde Guerre mondiale, dont nous nous souvenons rétrospectivement comme d’une grande victoire libérale, ne ressemblait guère à cela à l’époque. La guerre commença en 1939 sous la forme d’un conflit entre une puissante alliance libérale et une Allemagne nazie isolée. Même l’Italie fasciste préféra attendre son heure jusqu’en juin de l’année suivante. L’alliance libérale jouissait d’une supériorité numérique et économique écrasante. Alors qu’en 1940 le PIB allemand s’élevait à 387 millions de dollars, celui des adversaires européens du Reich s’élevait au total à 631 millions de dollars (hors PIB des dominions britanniques d’outre-mer et des empires britannique, français, hollandais et belge). Au printemps 1940, cependant, il ne fallut que trois mois à l’Allemagne pour asséner un coup décisif à l’alliance libérale, et occuper la France, les Pays-Bas, la Norvège et le Danemark. Seule la Manche épargna au Royaume-Uni un semblable destin(13).

Les Allemands ne furent finalement battus qu’après l’alliance des pays libéraux avec l’Union soviétique, qui fit les frais du conflit et paya un tribut bien plus lourd : la guerre coûta la vie à 25 millions de citoyens soviétiques – en comparaison, il y eut un demi-million de morts britanniques et un demi-million de morts américains. Le crédit de la défaite du nazisme revient largement au communisme. Et, du moins à court terme, celui-ci fut aussi le grand bénéficiaire de la guerre.

Au début du conflit, l’Union soviétique était un paria communiste isolé. À son issue, elle était une des deux superpuissances mondiales à la tête d’un bloc international en pleine expansion. En 1949, l’Europe orientale devint un satellite soviétique ; le parti communiste chinois était sorti vainqueur de la guerre civile, et les États-Unis étaient en proie à une vague d’hystérie anticommuniste. Les mouvements révolutionnaires et anticoloniaux du monde entier couvaient des yeux Moscou et Pékin, tandis que le libéralisme était identifié aux empires européens racistes. Ces empires s’effondrant, ils furent habituellement remplacés par des dictatures militaires ou des régimes socialistes plutôt que par des démocraties libérales. En 1956, le premier secrétaire du PCUS Nikita Khrouchtchev se vanta avec assurance auprès de l’Occident libéral : « Que cela vous plaise ou non, l’histoire est de notre côté. Nous allons vous enterrer ! »

Khrouchtchev y croyait sincèrement, comme un nombre croissant de dirigeants du tiers-monde et d’intellectuels du premier monde. Dans les années 1960-1970, le mot « libéral » devint une insulte dans bon nombre d’universités occidentales. L’Amérique du Nord et l’Europe occidentale connurent des troubles sociaux croissants, alors que des mouvements d’extrême gauche s’efforçaient de miner l’ordre libéral. Les étudiants de Cambridge, de la Sorbonne et de la République populaire de Berkeley feuilletaient le Petit Livre rouge de Mao et accrochaient au-dessus de leurs lits l’héroïque portrait de Che Guevara.

En 1968, le monde occidental fut balayé par une vague de contestation et d’émeutes. Lors du tristement célèbre massacre de Tlatelolco, les forces mexicaines de sécurité tuèrent des dizaines d’étudiants ; à Rome, les étudiants affrontèrent la police italienne dans la bataille de Valle Giulia ; et l’assassinat de Martin Luther King provoqua des journées d’émeutes et de manifestations dans plus d’une centaine de villes américaines. En mai, les étudiants investirent les rues de Paris, de Gaulle s’éclipsa un temps dans une base militaire française en Allemagne, et les nantis tremblèrent dans leurs lits, assaillis de cauchemars de guillotine.

En 1970, le monde comptait cent trente pays indépendants, mais seulement trente démocraties libérales, la plupart serrées dans le coin au nord-ouest de l’Europe. Seul pays important du tiers-monde à s’être engagé sur la voie libérale après avoir acquis son indépendance, même l’Inde s’éloigna du bloc occidental pour pencher du côté soviétique.

En 1975, le camp libéral essuya sa défaite la plus humiliante au Vietnam : le David nord-vietnamien triompha du Goliath américain. Très rapidement, le communisme s’empara du Sud-Vietnam, du Laos et du Cambodge. Le 17 avril 1975, la capitale cambodgienne, Phnom Penh, tomba entre les mains des Khmers rouges. Deux semaines plus tard, les téléspectateurs du monde entier assistèrent à l’évacuation par hélicoptère des derniers Yankees depuis le toit de l’ambassade américaine à Saigon. Beaucoup étaient certains de la chute de l’Empire américain. En juin, avant que quiconque ait pu parler de « théorie des dominos », Indira Gandhi proclama l’état d’urgence en Inde : il semblait que la plus grande démocratie du monde fût sur le point de devenir une dictature socialiste de plus.

La démocratie libérale ressemblait de plus en plus à un club fermé pour impérialistes blancs vieillissants qui n’avaient pas grand-chose à offrir au reste du monde, ni même à leur propre jeunesse. Washington se voulait le leader du monde libre, mais la plupart de ses alliés étaient des rois autoritaires (Khaled d’Arabie saoudite, Hassan II du Maroc et le shah d’Iran) ou des dictateurs militaires (les colonels grecs, le général Pinochet au Chili, le général Franco en Espagne, le général Park en Corée du Sud, le général Geisel au Brésil et le généralissime Tchang Kaï-chek à Taiwan).

Militairement, et malgré le soutien de tous ces rois et généraux, le pacte de Varsovie jouissait d’une immense supériorité numérique sur l’OTAN. Pour atteindre la parité dans le domaine des armements classiques, les pays occidentaux auraient probablement dû abandonner la démocratie libérale et le marché pour devenir des États totalitaires en permanence sur le pied de guerre. La démocratie libérale ne fut sauvée que par des armes nucléaires. L’OTAN adopta la doctrine de la Destruction mutuelle assurée (MAD), suivant laquelle même des attaques soviétiques conventionnelles appelleraient des frappes nucléaires totales. « Si vous nous attaquez, menacèrent les libéraux, nous veillerons à ce que personne n’en sorte vivant. » À l’abri de ce monstrueux bouclier, la démocratie libérale et le marché réussirent à tenir dans leurs derniers bastions, et les Occidentaux purent jouir du sexe, de la drogue et du rock and roll tout autant que des machines à laver, des réfrigérateurs et des téléviseurs. Sans ogives nucléaires, il n’y aurait eu ni Beatles, ni Woodstock, ni supermarchés pleins à craquer. Au milieu des années 1970, cependant, il semblait que, nonobstant les armes nucléaires, le futur appartînt au socialisme.

*

C’est alors que tout changea. La démocratie libérale s’extirpa des poubelles de l’histoire, fit sa toilette et conquit le monde. Le supermarché se révéla bien plus fort que le goulag. Le blitzkrieg commença en Europe méridionale où les régimes autoritaires de Grèce, d’Espagne et du Portugal s’effondrèrent, laissant la place à des gouvernements démocratiques. En 1977, Indira Gandhi mit fin à l’état d’urgence et restaura la démocratie en Inde. Dans les années 1980, les dictatures militaires d’Asie de l’Est et d’Amérique latine furent remplacées par des gouvernements démocratiques dans des pays comme le Brésil, l’Argentine, Taiwan et la Corée du Sud. À la fin des années 1980 et au début des années 1990, la vague libérale s’amplifia en un véritable tsunami, balayant le puissant Empire soviétique et laissant espérer la proche « fin de l’histoire ». Après des décennies de défaites et de revers, le libéralisme remporta une victoire décisive dans la guerre froide et sortit triomphant des guerres de religion humanistes, bien qu’en mauvais état.

Avec l’implosion de l’Empire soviétique, les démocraties libérales remplacèrent les régimes communistes en Europe orientale, mais aussi dans nombre des anciennes républiques soviétiques telles que les États baltes, l’Ukraine, la Géorgie et l’Arménie. Même la Russie prétend aujourd’hui être une démocratie. La victoire dans la guerre froide donna un nouvel élan à la propagation du modèle libéral dans le reste du monde, surtout en Amérique latine, en Asie du Sud et en Afrique. Certaines expériences libérales tournèrent au fiasco, mais le nombre de réussites est impressionnant. L’Indonésie, le Nigeria et le Chili avaient été gouvernés des décennies durant par des militaires à poigne : tous ces pays sont maintenant des démocraties en état de marche.

Si un libéral s’était endormi en juin 1914 pour se réveiller en juin 2014, il se serait senti dans son élément. De nouveau, les gens croient que si on donne plus de liberté aux individus, le monde connaîtra paix et prospérité. Tout le XXe siècle a l’air d’une grossière erreur. Au printemps 1914, l’humanité fonçait sur la grand-route libérale quand elle avait pris un mauvais tournant et s’était fourvoyée dans un cul-de-sac. Il lui avait ensuite fallu huit décennies et trois horribles guerres mondiales pour retrouver son chemin. Bien entendu, ces décennies ne furent pas une perte totale ; elles nous ont apporté les antibiotiques, l’énergie nucléaire et les ordinateurs, ainsi que le féminisme, le décolonialisme et la liberté sexuelle. De plus, le libéralisme est sorti plus intelligent de cette expérience, moins vaniteux qu’il ne l’était voici un siècle. Il a emprunté à ses rivaux socialiste et fasciste diverses idées et institutions, notamment l’engagement à assurer au grand public éducation, santé et services sociaux. Reste que, pour l’essentiel, le package libéral a étonnamment peu changé. Le libéralisme continue de sanctifier par-dessus tout les libertés individuelles et de croire fermement dans l’électeur et le client. Au début du XXIe siècle, il est sans rival.

Je n’ai pas franchement la même saveur dans la bouche, ou alors son début de XXI° s’arrête à 2001…

ÉLECTRICITÉ, GÉNÉTIQUE ET ISLAM RADICAL

Aujourd’hui, il n’y a pas de solution de rechange sérieuse au package libéral de l’individualisme, des droits de l’homme, de la démocratie et du marché libre. Les mouvements sociaux qui ont balayé le monde occidental en 2011 – Occupy Wall Street, par exemple, ou en Espagne les Indignés (ou 15-M) – n’ont absolument rien contre la démocratie, l’individualisme, les droits de l’homme ou même les principes fondamentaux de l’économie de marché. Au contraire, ils reprochent aux pouvoirs publics de ne pas être à la hauteur de ces idéaux libéraux. Ils exigent que le marché soit réellement libre, au lieu d’être sous la coupe de sociétés et de banques « trop grosses pour faire faillite » et qui le manipulent. Ils réclament des institutions démocratiques réellement représentatives qui servent les intérêts des citoyens ordinaires plutôt que ceux des lobbyistes nantis et des puissants groupes d’intérêt. Même ceux qui fustigent le marché boursier et le parlement n’ont pas de modèle de rechange viable pour diriger le monde. Si trouver des défauts au package libéral est un des passe-temps favoris des universitaires et activistes occidentaux, ils n’ont encore rien trouvé de mieux.

C’est hélas globalement vrai. Je le dis moi-même, la porte de la cage est ouverte et tout le monde gueule mais personne ne se barre, mais parler de droits de l’homme et de démocratie, il ne faut juste pas m’insulter, parce que le maquillage de la société est aussi vulgaire qu’une pute bourrée à 6h du mat qui ressemblerait au joker dans un batman.

Le défi chinois paraît autrement plus sérieux que celui des contestataires occidentaux. Même si elle libéralise sa vie politique et économique, la Chine n’est ni une démocratie ni vraiment une économie de marché, ce qui ne l’empêche pas de devenir le géant économique du XXIe siècle. Ce géant économique n’en projette pas moins une toute petite ombre idéologique. Nul ne sait en quoi les Chinois croient de nos jours, à commencer par les Chinois eux-mêmes. En théorie, la Chine est toujours communiste ; en pratique, il n’en est rien. Certains penseurs et dirigeants chinois caressent l’idée d’un retour au confucianisme, mais ce n’est guère plus qu’une vitrine commode. Ce vide idéologique fait du pays le terreau le plus prometteur pour les nouvelles techno-religions qui émergent de la Silicon Valley (nous aurons l’occasion d’y revenir). Mais ces techno-religions, avec leur croyance en l’immortalité et aux paradis virtuels, mettront au moins une décennie ou deux à s’imposer. Pour l’heure, donc, la Chine n’offre pas de solution de rechange au libéralisme. Pour les Grecs en faillite qui désespèrent du modèle libéral et lui cherchent un substitut, imiter les Chinois n’est pas une option envisageable.

Qu’en est-il alors de l’islamisme radical ? Du christianisme fondamentaliste, du judaïsme messianique ou du revivalisme hindou ? Si les Chinois ne savent pas en quoi ils croient, les fondamentalistes religieux ne le savent que trop. Plus d’un siècle après que Nietzsche eut proclamé sa mort, Dieu semble de retour. Mais c’est un mirage. Dieu est mort : c’est juste qu’il faut du temps pour se débarrasser du corps. L’islamisme radical ne menace pas sérieusement le package libéral parce que, malgré leur ferveur, les zélotes ne comprennent pas vraiment le monde du XXIe siècle, et n’ont rien de pertinent à dire sur les opportunités et les dangers inédits que les nouvelles technologies engendrent autour de nous.

Religion et technologie dansent toujours un tango délicat. Elles se bousculent, ont besoin l’une de l’autre et ne peuvent s’éloigner trop l’une de l’autre. La technologie est tributaire de la religion parce que toute invention a de nombreuses applications potentielles, et les ingénieurs ont besoin d’un prophète pour opérer des choix cruciaux et indiquer la destination requise. Au XIXe siècle, les ingénieurs inventèrent la locomotive, la radio et les moteurs à combustion interne. Or, comme l’a prouvé le XXe siècle, on peut utiliser ces mêmes outils pour créer des sociétés fascistes, des dictatures communistes et des démocraties libérales. Sans conviction religieuse, les locomotives ne sauraient décider de la direction à suivre.

quid de l’humour de deuxième degré qui consiste à dire qu’il n’y a que le sens du rail… et je reste cohérent en disant ceci sur tout ce que je pense de ce qui est écrit sur cette page et de ma vision du libéralisme. C’est une voie sans issue qui nous a déjà mis dans le mur, 2X. LGBTQQ n’est pas un avenir pérenne, civilisationnel et le tout marchand des big datas non plus. Vous voyez bien, y a pas d’issue, on tourne en rond, sauf que ça empire. Mes dessins de spirales dans l’hypervélocité…

Par ailleurs, la technologie définit souvent le champ et les limites de nos visions religieuses, tel le serveur qui, au restaurant, délimite notre appétit en nous tendant la carte. Les nouvelles technologies tuent les anciens dieux et donnent naissance à de nouveaux. Voilà pourquoi les déités agricoles étaient différentes des esprits des chasseurs-cueilleurs, pourquoi les ouvriers d’usine imaginaient d’autres paradis que les paysans, et pourquoi les technologies révolutionnaires du XXIe siècle ont bien plus de chances d’engendrer des mouvements religieux sans précédent que de réveiller les croyances médiévales. Les fondamentalistes islamiques peuvent bien répéter tel un mantra que « l’islam est la réponse », les religions qui perdent le contact avec les réalités technologiques de leur temps se privent de la capacité de comprendre les questions qui se posent. Qu’adviendra-t-il du marché du travail dès lors que l’intelligence artificielle surpassera les êtres humains dans la plupart des tâches cognitives ? Quel sera l’impact politique d’une nouvelle classe nombreuse de gens économiquement inutiles ? Qu’adviendra-t-il des relations, des familles et des fonds de pension quand les nanotechnologies et la médecine régénérative feront des octogénaires les nouveaux cinquantenaires ? Que deviendra la société humaine quand la biotechnologie nous permettra d’avoir des bébés sur mesure et de creuser des écarts sans précédent entre riches et pauvres ?

On ne trouve de réponse à aucune de ces questions dans le Coran ou la charia, pas plus que dans la Bible ou les Analectes de Confucius, parce que personne dans le Moyen-Orient médiéval ou dans la Chine ancienne ne savait quoi que ce soit des ordinateurs, de la génétique ou des nanotechnologies. L’islam radical peut bien promettre un ancrage de certitude dans un monde de tempêtes technologiques et économiques, mais pour affronter une tempête il faut une carte et un gouvernail, pas seulement une ancre. L’islam radical peut donc séduire les gens nés et élevés dans son giron, il n’a pas grand-chose de précieux à offrir aux jeunes chômeurs espagnols ou aux milliardaires chinois inquiets.

Si, l’identité. L’ancre c’est tout ce qui reste, le poids mort pour ne pas dériver. Les blancs ont zemmour et ses années 70. C’est le même problème.

Certes, des centaines de millions de gens peuvent néanmoins continuer de croire à l’islam, au christianisme ou à l’hindouisme. Mais les effectifs seuls ne comptent guère dans l’histoire. Celle-ci est souvent façonnée par des petits groupes de visionnaires tournés vers l’avenir plutôt que par les masses tournées vers le passé. Voici dix mille ans, la majorité de la population était constituée de chasseurs-cueilleurs, seuls quelques pionniers du Moyen-Orient étaient paysans. L’avenir n’en appartenait pas moins à ces derniers. En 1850, plus de 90 % des humains étaient paysans ; dans les petits villages du Gange, du Nil ou du Yangzi, personne ne savait rien de la machine à vapeur, des chemins de fer ou du télégraphe. Pourtant, le destin de ces paysans avait déjà été scellé à Manchester et Birmingham par la poignée d’ingénieurs, de responsables politiques et de financiers qui furent le fer de lance de la révolution industrielle. La machine à vapeur, les voies ferrées et le télégraphe transformèrent la production d’aliments, de textiles, de véhicules et d’armes, donnant aux puissances industrielles un avantage décisif sur les sociétés agricoles traditionnelles.

Même quand la révolution industrielle se propagea dans le monde et pénétra dans les vallées du Gange, du Nil et du Yangzi, la plupart des gens continuèrent de croire aux Védas, à la Bible, au Coran ou aux Analectes plus qu’à la machine à vapeur. Tout comme aujourd’hui, le XIXe siècle ne manquait pas de prêtres, de mystiques et de gourous affirmant qu’eux seuls avaient la solution à tous les malheurs de l’humanité, y compris aux nouveaux problèmes créés par la révolution industrielle. Par exemple, entre les années 1820 et 1880, l’Égypte (appuyée par la Grande-Bretagne) conquit le Soudan, et essaya de moderniser le pays et de l’insérer dans le réseau du commerce international. Cela déstabilisa la société soudanaise traditionnelle, suscitant une rancœur généralisée et encourageant les révoltes. En 1881, un chef religieux local, Muhammad Ahmad ibn Abd Allah, se proclama Mahdi (Messie), envoyé sur terre pour instaurer la loi de Dieu. Ses partisans triomphèrent de l’armée anglo-égyptienne et décapitèrent son commandant, le général Charles Gordon : toute l’Angleterre victorienne en fut choquée. Ils instaurèrent ensuite au Soudan une théocratie islamique gouvernée par la charia, qui dura jusqu’en 1898.

Dans le même temps, en Inde, Dayananda Saraswati prit la tête d’un mouvement de renouveau hindou dont le principe de base était que les écritures védiques n’ont jamais tort. En 1875, il fonda Arya-Samaj, la « Noble Société », vouée à propager la connaissance védique, même si, à vrai dire, Dayananda interprétait souvent les Védas de façon étonnamment libérale, prônant par exemple l’égalité des droits pour les femmes bien avant que l’idée ne fût populaire en Occident.

Le pape Pie IX, son contemporain, avait des vues bien plus conservatrices sur les femmes mais partageait son admiration pour l’autorité surhumaine. Il engagea une série de réformes du dogme catholique et institua le principe inédit de l’infaillibilité pontificale, suivant lequel le pape ne peut jamais se tromper en matière de foi (cette idée manifestement médiévale ne devint un dogme catholique qu’en 1870, onze ans après que Charles Darwin publia De l’origine des espèces).

Trente ans avant que le pape ne découvrît qu’il était incapable de commettre des erreurs, Hong Xiuquan, un lettré chinois qui avait échoué à ses examens, eut une série de visions religieuses. Dieu révéla à Hong qu’il était le frère cadet de Jésus et l’investit d’une mission divine. Il lui demanda de chasser les « démons » mandchous qui dirigeaient la Chine depuis le XVIIe siècle et d’instaurer le Royaume céleste de la Grande Paix (Taiping Tianguo). Le message de Hong enflamma l’imagination de millions de Chinois aux abois, ébranlés par les défaites de leur pays dans les guerres de l’opium et par l’avènement de l’industrie moderne et de l’impérialisme européen. Mais Hong ne les conduisit pas à un royaume de paix. Il les entraîna contre la dynastie mandchoue des Qing : ce fut la révolte des Taiping, la guerre la plus meurtrière du XIXe siècle, qui dura de 1850 à 1864. Au moins 20 millions de personnes perdirent la vie, bien plus que dans les guerres napoléoniennes ou la guerre de Sécession en Amérique.

Ce qu’harari ne précise pas ici, c’est que Hong est une sorte d’ agent de l’occident pour instituer le christianisme et ouvrir les marchés après les guerres d’opium, il s’est fait bourrer le mou avec des tractes par les jésuites et il a pris le pouvoir comme n’importe quel enculé et a instauré une ligne politique très occidentale sur bien des points et comme le souligne wikipedia, ça avait le gout et la couleur du communisme mais ce n’en était pas.

Des centaines de millions de fidèles s’accrochèrent aux dogmes religieux de Hong, de Dayananda, de Pie IX et du Mahdi, alors même que les usines, les voies ferrées et les bateaux à vapeur envahissaient le monde. Reste que la plupart d’entre nous ne voyons pas dans le XIXe siècle un âge de la foi. Quand nous songeons aux visionnaires de l’époque, nous sommes bien plus enclins à nous rappeler Marx, Engels et Lénine que le Mahdi, Pie IX ou Hong Xiuquan. Et à juste raison. Alors qu’en 1850 le socialisme n’était qu’un mouvement marginal, il prit bientôt de l’ampleur et changea le monde de façon autrement plus profonde que les messies autoproclamés de la Chine et du Soudan. Si vous appréciez les services nationaux de santé, les caisses de retraite et l’école gratuite, c’est Marx et Lénine (et Otto von Bismarck) qu’il faut remercier, bien plus que Hong Xiuquan ou le Mahdi. Pourquoi Marx et Lénine ont-ils réussi là où Hong et le Mahdi ont échoué ? Non que l’humanisme socialiste ait été philosophiquement plus raffiné que la théologie islamique ou chrétienne, mais plutôt parce que Marx et Lénine ont consacré plus d’efforts à comprendre les réalités techniques et économiques de leur temps qu’à éplucher les textes anciens et interroger les rêves prophétiques. Machines à vapeur, chemins de fer, télégraphe et électricité créèrent des problèmes inouïs aussi bien que des occasions sans précédent. Les expériences, besoins et espoirs du nouveau prolétariat urbain étaient simplement trop différents de ceux des paysans bibliques. Pour répondre à ces besoins et espoirs, Marx et Lénine étudièrent comment fonctionne une machine à vapeur, comment opère une mine de charbon, en quoi les chemins de fer modèlent l’économie et comment l’électricité influence la politique.

Un jour où on lui demandait de définir d’une seule phrase le communisme, Lénine répondit : « Le communisme, c’est le pouvoir des soviets plus l’électrification du pays. » Pas de communisme sans électricité, sans chemins de fer et sans radio. Il eût été impossible d’instaurer un régime communiste dans la Russie du XVIe siècle, parce que le communisme nécessite la concentration de l’information et des ressources en un seul foyer. « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins » ne fonctionne que s’il est facile de recueillir et de distribuer la production sur de vastes distances, et possible de surveiller et de coordonner les activités à travers des pays entiers.

Parce qu’ils comprirent quelles étaient les réalités techniques et expériences humaines nouvelles, Marx et ses disciples formulèrent des réponses pertinentes aux nouveaux problèmes de la société industrielle, ainsi que des idées originales sur les moyens de profiter de perspectives inédites. Les socialistes créèrent la meilleure des religions pour le meilleur des mondes. Ils promirent le salut par la technique et l’économie, instaurant ainsi la première techno-religion de l’histoire, et changèrent les fondements du discours idéologique. Avant Marx, les gens se définissaient et se divisaient suivant leurs vues sur Dieu plutôt que sur les méthodes de production. Depuis Marx, les questions qui concernent la technologie et la structure économique sont devenues bien plus importantes et clivantes que les débats sur l’âme et l’au-delà. Dans la seconde moitié du XXe siècle, l’humanité a failli s’effacer dans un conflit autour des méthodes de production. Même les plus farouches détracteurs de Marx et de Lénine adoptèrent leur attitude fondamentale envers l’histoire et la société, et se mirent à réfléchir plus attentivement à la technologie et à la production qu’à Dieu et au ciel.

Au milieu du XIXe siècle, peu de gens étaient aussi clairvoyants que Marx, en sorte que quelques pays seulement connurent une industrialisation rapide. Ces rares pays conquirent le monde. La plupart des sociétés ne parvinrent pas à comprendre ce qui se passait, et donc manquèrent le train du progrès. L’Inde de Dayananda et le Soudan du Mahdi restèrent bien plus préoccupés par Dieu que par les machines à vapeur, ils furent donc envahis et exploités par la Grande-Bretagne industrielle. C’est seulement ces toutes dernières années que l’Inde a réussi à resserrer significativement l’écart économique et géopolitique qui la séparait de la Grande-Bretagne. Le Soudan est encore loin derrière.

*

Au début du XXIe siècle, le train du progrès sort à nouveau de la gare, et ce sera probablement le dernier train à quitter la gare Homo sapiens. Ceux qui loupent le train n’auront jamais de seconde chance. Pour y trouver une place, il faut comprendre la technologie du XXIe siècle, et notamment les pouvoirs de la biotechnologie et des algorithmes informatiques. Ces pouvoirs sont bien plus puissants que la vapeur et le télégraphe, et ils ne serviront pas simplement à produire des vivres, des textiles, des véhicules et des armes. Les grands produits du XXIe siècle seront les corps, les cerveaux et les esprits, et l’écart entre ceux qui savent concevoir des corps et des cerveaux et les autres sera bien plus grand qu’entre la Grande-Bretagne de Dickens et le Soudan du Mahdi. En fait, il sera plus large que l’écart entre Sapiens et Neandertal. Au XXIe siècle, ceux qui prennent le train du progrès acquerront des capacités divines de création et de destruction ; qui reste à la traîne sera voué à l’extinction.

Le socialisme, qui était très à la page voici une centaine d’années, n’a pas su suivre le rythme de la nouvelle technologie. Leonid Brejnev et Fidel Castro s’accrochèrent aux idées que Marx et Lénine avaient formulées à l’âge de la vapeur, sans comprendre le pouvoir des ordinateurs et de la biotechnologie. Les libéraux, en revanche, s’adaptèrent bien mieux à l’âge de l’information. Cela explique en partie pourquoi la prédiction faite par Khrouchtchev en 1956 ne s’est jamais concrétisée et pourquoi ce sont les capitalistes libéraux qui ont fini par enterrer les marxistes. Si Marx revenait d’entre les morts, probablement presserait-il ses derniers disciples de consacrer moins de temps à lire Le Capital et davantage à s’intéresser à Internet et au génome humain.

L’islam radical est bien plus mal loti que le socialisme. Il ne s’est pas encore accommodé de la révolution industrielle : pas étonnant qu’il n’ait rien de très pertinent à dire du génie génétique et de l’intelligence artificielle. L’islam, le christianisme et les autres religions traditionnelles restent des acteurs importants. Mais leur rôle est maintenant largement réactif. Dans le passé, c’étaient des forces créatives. Le christianisme, par exemple, a propagé la notion jusqu’ici hérétique que tous les humains sont égaux devant Dieu, changeant ce faisant les structures politiques, les hiérarchies sociales et même les relations entre genres. Dans son sermon sur la montagne, Jésus est allé encore plus loin, affirmant que les faibles et les opprimés sont les préférés de Dieu, renversant ainsi la pyramide du pouvoir et fourbissant des munitions pour des générations de révolutionnaires.

Outre les réformes sociales et éthiques, le christianisme fut responsable d’importantes innovations économiques et technologiques. L’Église catholique instaura le système administratif le plus raffiné de l’Europe médiévale et fut pionnière dans l’usage d’archives, de catalogues, d’horaires et d’autres techniques de traitement des données. Le Vatican était, dans l’Europe du XIIe siècle, ce qui se rapprochait le plus de la Silicon Valley. L’Église créa les premières sociétés économiques d’Europe – les monastères – qui, un millier d’années durant, furent le fer de lance de l’économie européenne et introduisirent des méthodes agricoles et administratives de pointe. Les monastères furent les premiers à utiliser des horloges et, des siècles durant, avec les écoles cathédrales, ils furent les centres de savoir les plus importants, contribuant à fonder nombre des premières universités d’Europe, dont celles de Bologne, d’Oxford et de Salamanque.

Aujourd’hui, l’Église catholique continue de profiter de la loyauté et des deniers du culte de centaines de millions de fidèles. Toutefois, elle et les autres religions théistes ont de longue date cessé d’être des forces créatives pour devenir des forces réactives. Elles sont occupées à assurer leurs arrières plus qu’à se faire les pionnières de nouvelles technologies, de méthodes économiques novatrices ou d’idées sociales révolutionnaires. Elles ne cessent de s’inquiéter des technologies, des méthodes et des idées propagées par d’autres mouvements. Des biologistes inventent la pilule contraceptive, et le pape ne sait qu’en faire. Les informaticiens créent Internet, et les rabbins se demandent si les Juifs orthodoxes sont autorisés à surfer. Des penseurs féministes appellent les femmes à prendre possession de leur corps, et des savants muftis se demandent comment combattre des idées aussi incendiaires.

Posez-vous la question : quelle a été la découverte, l’invention ou la création la plus influente du XXe siècle ? C’est une question délicate, parce qu’il est difficile de choisir dans une longue liste de candidats, dont des découvertes scientifiques comme les antibiotiques ; des inventions technologiques comme les ordinateurs ; et des créations idéologiques comme le féminisme. Maintenant, demandez-vous : quelle a été la découverte, l’invention ou la création la plus influente des religions traditionnelles comme l’islam et le christianisme au XXe siècle ? Là encore, c’est une question très difficile, tant le choix est limité. Au XXe siècle, qu’ont découvert les prêtres, les rabbins et les muftis qu’on puisse citer dans le même souffle que les antibiotiques, les ordinateurs et le féminisme ? Maintenant que vous avez ruminé ces deux questions, d’où pensez-vous que viendront les grands changements du XXIe siècle : de l’État islamique ou de Google ? Certes, l’État islamique sait mettre des vidéos sur YouTube ; mais, l’industrie de la torture mise à part, quelles inventions nouvelles sont venues dernièrement de Syrie ou d’Irak ?

La réponse est simple, c’est l’usage du premier qui a permis d’en arriver au deuxième. Sans religion, pas de civilisation, sans progrès civilisationnel, pas d’internet. Si vous coupez internet, les sectes et les religions vont refleurir. Parce que c’est un ancrage. La vision d’Harari induit un truc qui me gêne , c’est le cornucopianisme : pour ces gens là il ne peut pas y avoir de fin, d’accident, de limite de ressources, c’est open bar. On ne peut que passer de dieu à l’ordinateur. [ je comprends les religieux catholiques, quoi que je puisse en dire, je les comprends parfaitement ] Là où je suis posé, et ancré dans une perspective autre, sans être rétrograde, je dis juste que l’homme est allé trop loin, ne maitrise pas ce qu’il fait et que ça va trop vite ( ARNm ), la société et les réseaux sociaux sont un cauchemar de l’incommunicabilité tuant toute information. Et le pire, d’un point de vue système complexe, plus il a de redondance, plus il souffre d’entropie, et plus il déconne, moins il est efficace et plus c’est une énorme merde :
windows XP – >windows 10/11. word/excel 97 -> 2013…

Des milliards de gens, dont beaucoup d’hommes de science, continuent à utiliser les Écritures religieuses comme une source d’autorité, mais ces textes ne sont plus une source de créativité. Songez, par exemple, à l’acceptation du mariage gay ou à la consécration des femmes par les branches les plus progressistes du christianisme. D’où est venue cette acceptation ? Pas de la lecture de la Bible, de saint Augustin ou de Martin Luther, mais plutôt de celle de L’Histoire de la sexualité de Michel Foucault ou du « Manifeste cyborg » de Donna Haraway(14). Les vrais-croyants chrétiens, si progressistes soient-ils, ne sauraient pourtant admettre qu’ils puisent leur éthique chez Foucault et Haraway. Ils opèrent donc un retour à la Bible, à saint Augustin ou à Martin Luther et se livrent à une recherche très fouillée. Ils lisent page après page, récit après récit, avec la plus grande attention, jusqu’à ce qu’ils trouvent ce dont ils ont besoin : une maxime, une parabole ou une décision qui, pour peu qu’elle soit interprétée de manière assez créative, signifie que Dieu bénit les mariages gay, et que les femmes peuvent être ordonnées prêtres. Ils prétendent ensuite que l’idée trouve son origine dans la Bible, quand elle vient en fait de Foucault. La Bible reste une source d’autorité, alors même qu’elle n’est plus une source d’inspiration.

C’est pourquoi les religions traditionnelles n’offrent pas de réelle solution de rechange au libéralisme. Leurs Écritures n’ont rien à dire du génie génétique ou de l’intelligence artificielle, et la plupart des prêtres, rabbins et muftis ne comprennent rien aux toutes dernières percées de la biologie et de l’informatique. Car si vous voulez comprendre ces percées, vous n’avez guère le choix : vous devez passer du temps à lire des articles scientifiques et mener des expériences en laboratoire au lieu d’apprendre par cœur des textes anciens et d’en débattre.

Cela ne signifie pas que le libéralisme puisse se reposer sur ses lauriers. Certes, il a gagné les guerres de religion humanistes et, aujourd’hui, il n’existe pas de solution de rechange viable. Reste que sa réussite même peut contenir les germes de sa ruine. Les idées libérales triomphantes incitent maintenant l’humanité à atteindre l’immortalité, la félicité et la divinité. Poussés par les désirs prétendument infaillibles des clients et des électeurs, hommes de science et ingénieurs consacrent de plus en plus d’énergie à ces projets libéraux. Pourtant, ce que les chercheurs découvrent, et ce que les ingénieurs mettent au point, peut à leur insu révéler les lacunes inhérentes à la vision libérale du monde, et l’aveuglement des clients et des électeurs. Quand le génie génétique et l’intelligence artificielle révéleront tout leur potentiel, le libéralisme, la démocratie et le libre marché pourraient bien devenir aussi obsolètes que les silex, les cassettes audio, l’islam et le communisme.

Ce livre a commencé par une prédiction : au XXIe siècle, les êtres humains se mettront en quête d’immortalité, de bonheur suprême et de la divinité. Ce n’est pas une prédiction très originale ni très perspicace. Elle reflète simplement les idéaux traditionnels de l’humanisme libéral. Comme l’humanisme a de longue date sanctifié la vie, les émotions et les désirs des êtres humains, il n’est guère surprenant qu’une civilisation humaniste veuille maximiser la durée de vie, le bonheur et le pouvoir des êtres humains.

Dans la troisième et dernière partie de ce livre, cependant, je soutiendrai qu’essayer de réaliser ce rêve humaniste en sapera les fondements mêmes en laissant la voie libre à de nouvelles technologies post-humanistes. La croyance humaniste aux sentiments nous a permis de bénéficier des fruits de l’alliance moderne sans en payer le prix. Nous n’avons pas besoin de dieux pour limiter notre pouvoir et nous donner du sens : le libre arbitre des clients et des électeurs nous procurera tout le sens qu’il nous faut. Qu’adviendra-t-il alors le jour où nous comprendrons que les choix des clients et des électeurs ne sont jamais libres, et où nous disposerons de la technologie pour calculer, concevoir ou dépasser leurs sentiments ? Si l’univers entier est arrimé à l’expérience humaine, qu’adviendra-t-il lorsque l’expérience humaine ne sera qu’un produit modelable de plus, dont l’essence ne suffira plus à le distinguer de n’importe quel article de supermarché ?

Conclusion :

L’immortalité, est un mensonge. On le trouve dans les religions en promesse d’éternité après la mort physique. Et en ère post industrielle il devrait devenir réalité ? Mon point de vue là-dessus est que vivre 1000 ans avec des attal, des macron et des verran, ça ne m’intéresse pas. Le renouvellement, telle la spirale accélérant de ma théorie de l’hypervélocité, est illustrable dans un épisode de la série brave new world, quand marx donne un coup de poing à son rival et que les gens le lendemain matin se maquillent tous avec le trait sous l’œil, et le soir la mode est fini. Tous ces processus sont déjà actés dans ce que j’a voulu mettre dans l’hypervelocité.

Ça ne pourra terminer que dans une condamnation à l’errance temporelle, à se séparer de son support biologique: on n’a toujours pas réglé les perturbateurs endocriniens qui sont partout et annihilent littéralement la faune et la flore de la planète entière et on maintient que :

  1. On aura de l’énergie infinie
  2. plus de pollution du tout
  3. avec cette énergie on aura de l’informatique quantique
  4. on aura grâce à ça la vie éternelle
  5. on viole tous les préceptes de la nature
  6. on se permet d’affirmer qu’on dépassera tous les problèmes.

Donc la finalité c’est quoi, d’être un Word of Warcraft, un second life, un metaver géant dans un serveur posé sur mars et alimenté par panneaux solaires ? Sans jamais respirer, sans jamais manger, sans devenir rouge en chiant un peu fort, sans pouvoir être bourré et niquer un peu plus longtemps ? ( regardez la série upload, très bon pour l’exemple ) c’est quoi le concept en fait, parce que la musique depuis l’informatique, c’est juste de la merde. On se sert du numérique pour fuir sa condition humaine, le cinéma est auto suffisant comme argument. L’immortalité est par définition une vie sans limite de temps. L’immortalité et le numérique sont contradictoires, c’est fuir la réalité et la vie pour toujours. Et on n’a pas besoin de l’immortalité quand des millions de personnes gagnent leur vie en se filmant et en étant sur youtube, leurs revenus sont déjà hors réalité. Ils ne parlent que de la leur, subjective, pas de la globale qui est objective. C’est un non-sens grotesque. Et youtube est l’intersubjectivité de croire qu’avec de la vidéo on peut en vivre et gagner sa vie.

Tout ça pour dire, ce projet de vie ne fonctionnera pas. Tout progrès étant militarisé et employé dans la lutte pour l’hégémonie, le contrôle du génome et le fait que l’on mélange les genres dans les NBIC ne pourra que mal se passer, c’est une chronique d’extinction d’espèce annoncée, que ce soit 2050 ou 2100. On ne depassera jamais ce siècle dans la configuration actuelle pluri-facteurs qui sont déjà tous dans le rouge. Et une partie des gens le sait parfaitement.

Le mensonge est ce qui impulse l’envie de continuer. Je le comprends, mais le mensonge dans un monde technologique aura une rupture bien plus radicale encore que ce que Hugo Bardi a pu mettre en avant sur l’effet Sénèque. Je le vois, de part mon expérience, comme un interrupteur. En un instant ( par rapport à un temps long ) un clic d’interrupteur, et il fait noir.

Pour être totalement pondéré, je ne détiens pas la connaissance me permettant de certifier la validité de mon propos, je dirais donc ceci de la façon suivante:

Plus un système d’organisation est complexe, plus il faut de moyens pour le faire fonctionner. Dans un système relativement simple vous pouvez continuer sans certaines fonctions/parties, mais quand tout est régi pas un dispositif donné… Je prendrai l’analogie de la voiture, une thermique des années 70-80, vous virez les portes, le pot d’échappement, bousillez la transmission, crevez les pneus, roulez sur les jantes si vous voulez, ça roulera encore. Vous prenez une bagnole des 10 dernières années, et vous mettez le véhicule dans un état que l’ordinateur de bord n’appréciera pas, une simple puce sur une carte, et la voiture devient une brique de 2 tonnes inutilisable. Pire encore, quand il fallait de la connaissance sur le modèle pour essayer de le voler, l’informatique peut distribuer le logiciel wifi qui crackera la voiture et la fera démarrer sans même sortir un tournevis.)

Une technologie apporte des problèmes proportionnellement à sa complexité inhérente.®

Qu’y a-t-il de plus compliqué sur terre si ce n’est l’être humain…

2 commentaires sur « Le schisme humaniste. »

  1. « Posez-vous la question : quelle a été la découverte, l’invention ou la création la plus influente du XXe siècle ? »

    Pour moi, c’est la quantique et de facto, l’indéterminisme et la part du hasard dans tous les processus fondamentaux (corpusculaires) avec en conséquence la fin de la prétention humaine au déterminisme et au contrôle de la nature….
    Mais, bon, ce que je dis implique que je ne peux avoir aucune certitude, à part peut-être, que je dois rester modeste dans mes affirmations !

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  2. Il faut quand même nuancer sur les sales cathos rétrogrades avec leur pape qui met en place l’infaillibilité en 1870 quand Napoléon le Neveu voyait des hommes qui descendaient des singes… Ou l’inverse. C’était confus.

    D’une part l’infaillibilité pontificale, qu’on a tendance à confondre avec la primauté pontificale n’a été utilisée qu’une seule fois en 150 ans par Pie XII concernant l’Assomption. Un usage vraiment modéré, mais il l’est par les conditions dans lesquelles le pape doit se trouver pour l’utiliser. Et Bergoglio qui dit des choses dans des encycliques, ça ne rentre pas dans ce cadre par exemple.

    Par ailleurs, si Harari avait utilisé Gregor Mendel à la place de Darwin dans sa phrase comme exemple, la portée de celle-ci aurait eu un sens différent mais tout aussi pertinent. Un moine catholique tchèque qui a posé les bases de la génétique moderne quasiment à la même époque que tout les zigues cités précédemment et qui démontre qu’un homme de foi peut aussi mener de la recherche scientifique.

    Remarque corollaire: dans d’autres religions ils doivent faire aussi un peu de recherche en génétique vu l’endogamie qu’ils pratiquent au point que ça finit même en consanguinité parfois…

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